Raser les bastions est connu comme l’un des grands pamphlets de Balthasar. Publié en 1952, il porte, comme l’indique le sous-titre, Sur l’Église en notre temps. On y a vu un livre prémonitoire, préparant les grands changements de Vatican II. Des années plus tard, Balthasar précise pourtant les origines de cet essai et ses motivations profondes :

« Raser les bastions, où l’on a voulu voir une anticipation de l’idée d’aggiornamento de Jean XXIII que j’aurais rétractée après le Concile en faveur d’une attitude conservatrice, a en réalité une tout autre origine : l’étude prend son point de départ dans ce qui avait été repéré dans La Théologie de l’histoire, l’universalisme du salut, tel que le présentent Origène, E. Przywara, H. de Lubac, K. Barth et tel qu’Adrienne l’avait dessiné à travers sa notion de mission (appliquée à l’Église ouverte et envoyée au monde). » (L’Institut Saint-Jean, p. 80-81)

Le contenu du livre peut se résumer ainsi : « l’Église ne doit pas demeurer retranchée face au monde ». Elle doit apprendre « une nouvelle attitude catholique », et commencer par « se rendre compte du virement qui s’est produit dans la conscience chrétienne depuis le Moyen Âge ». En effet, elle doit ouvrir les yeux et percevoir, « avec une mystérieuse audace et un apparent paradoxe », qu’elle se trouve, en notre monde, dans « une nouvelle situation de solidarité ». Notre temps est marqué par une « communion de destin » entre chrétiens et non chrétiens. La route est donc tracée : une « incarnation toujours plus profonde et sérieuse de l’Église dans le monde ». Le chrétien ne peut plus « se tenir immobile dans une sphère élevée et de là contempler le monde en mouvement, [...] il faut être personnellement en mouvement. » La « nouvelle fonction de l’Église » est d’être « le levain du monde ». Elle doit se comprendre comme « instrument de transmission du salut au monde ». Aujourd’hui, toute l’Église vit la situation de diaspora. « C’est le moment où, de toute évidence, et pour la première fois, chaque membre de l’Église reçoit sa part d’apostolat et de responsabilité à l’égard du monde. » « Nul doute qu’à présent ne sonne dans l’Église l’heure des laïcs. »

Dans son *Compte-rendu *de 1965 (dans À propos de mon œuvre), Balthasar, à soixante ans, écrivait au sujet de cet écrit programmatique de jeunesse : « Raser les bastions fut le dernier cri de cor, déjà impatient, pour appeler l’Église à ne plus se retrancher face au monde. Il ne fut pas sans écho, mais il obligea par ailleurs le sonneur de cor à réfléchir. Car nous n’ignorions pas le point suivant : qu’avec une ouverture au monde, un aggiornamento, avec l’élargissement de l’horizon, la traduction du christianisme en une langue et en des concepts compréhensibles dans le monde contemporain, on n’a réalisé que la moitié du chemin. L’autre moitié est pour le moins tout aussi importante. C’est uniquement une réflexion sur l’essence du christianisme même, la purification, l’approfondissement, le recentrement de son idée, qui nous rendront capables ensuite de le défendre, de le faire rayonner, de le traduire de façon crédible. [...] Les dix dernières années l’ont montré de façon inexorable : le plus dynamique des programmes chrétiens d’ouverture au monde demeure unilatéral (et devient même extrêmement dangereux) s’il n’érige pas avec une conscience accrue la deuxième colonne qui seule permettra de trouver un véritable équilibre : qui veut davantage d’action a besoin d’une contemplation de plus grande qualité ; qui veut former davantage, doit écouter et prier plus profondément ; qui veut atteindre plus de buts, doit comprendre la gratuité, l’absence de buts, de rentabilité, l’impossibilité de calculer qui sont le propre de l’amour éternel dans le Christ et par suite aussi de tout amour chrétien... Le programme de la mission dans le monde a toujours renfermé ce que Guardini avait appelé le caractère distinctif du christianisme... C’est pourquoi, si l’Église est véritablement appelée à résister à tous les venins qui la menacent, elle ne peut avoir que la devise suivante : la plus grande irradiation dans le monde à travers la plus directe marche à la suite du Christ. »